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Le Sénégal dans les années soixante-dix,
une virée en pays Maure, un marchand d'art
et une tornade qui arrache tout sur son passage ...

Le maure de Rosso

Après la traversée de Dagana, nous arrivons à Rosso,
paisible bourgade qui longe le fleuve Sénégal.
Je m'appelle Paul
Blanchet, j'ai vingt ans,
je suis passionné d'art et de culture africaine.
Sur la rive d'en face, c'est la Mauritanie.
L'eau est trouble, marécageuse par endroits
et les crocodiles se terrent sur les berges.
Avec Julien, compagnon de route et photographe
nous décidons de prendre le bac de midi.
Un treuil, une barge et des câbles qui traversent
nous mèneront à bon port et sans se faire croquer.
Après le bref contrôle d'une douanière en uniforme
nous nous enfonçons dans les étroites ruelles.
Autre coutume, autre contrée, autre réalité.
Mais comme au Sénégal, les maisons sont faites
de briques et parpaings nus, de tôles et de bâches.
Ne parlant pas la langue, quoique le français
soit souvent utilisé, je n'aborde personne,
je regarde juste et ne pose pas de question.
Au fil de nos pas, nous passons sous un porche
à l'entrée d'une cour carrée en terre battue,
sablonneuse et cimentée par endroits.
C'est une arène surchauffée, écrasée de soleil,
entourée d'étals et de tables ombragées.
Ce sont là des marchands d'ébène et d'argent,
artisans du bois de veine et fins ciseleurs.
Partout autour je sens une forte odeur
de cire et d'encens qui me picote le nez.
S'affairant à l'ombre douce des auvents,
nous voyant arriver comme des visiteurs
l'un d'eux me fait signe de m'approcher.
Assis jambes pendantes sur le coin de l'établi, 
tirant à petites bouffées sur sa pipe de yamba,
il attend nonchalamment le chaland.
Après les présentations et poignées de mains
il nous dit s'appeler Luka et dit être berbère.
Vêtu d'un boubou blanc brodé de galons bleus
il descend de la table et se dirige vers nous.
Ses cheveux sont longs, crépus et poussiéreux,
son visage est sans rides, presque juvénile
et son sourire avenant m'inspire confiance.
Devant nous, sur de pauvres velours délavés
s'alignent soigneusement bracelets et parures,
croix d'Agadès et boîtes joliment ouvragées.
À l'écart, sous une fine couche de poussière,
un long coffret en ébène incrusté d'argent
attire tout spécialement mon attention.
La ciselure témoigne de l'art minutieux
de la marqueterie d'argent sur bois d'ébène.
L'ornement est mauresque et traditionnel.
À l'instant d'avancer la main pour l'épousseter
Luka s'interpose et arrête mon geste
me disant sans colère mais avec fermeté
qu'il ne faut pas le toucher car il serait sacré !
Il le saisit hâtivement pour le poser plus loin
mais trébuchant soudain sur une racine,
maladroitement lui glisse des mains.
Je relève à ce moment un premier fait singulier.
En tombant dans le sable, le coffret s'ouvre
dans un bruit tout à fait inhabituel.
En effet, pas de craquement ni d'éclat de cassure,
seulement un feulement sourd, un froissement,
un bruissement comme le souffle du vent.
Alors qu'il n'y en a pas.
De là où je suis, j'entrevois à l'intérieur du coffret
une sorte de bâton allongé à la forme étrange.
Instinctivement, je me penche et je prend l'objet
sans penser à l'éventuel courroux de Luka
qui fait un pas en arrière, l'air affolé.
On dirait un sceptre, comme un bâton de pouvoir,
une sorte de houlette courbée, richement sculptée.
Serait-ce le roi du désert ou d'une tribu berbère
qui s'enroule tout le long de la crosse ?
Puis, je sens dans l'air quelque chose d'anormal,
quelque chose d'immense que je ne saurais définir.
La chaleur devient moins étouffante
laissant à la place un petit vent léger
qui balaye la cour en volutes de sable.
Olympus en main, l'œil collé au viseur,
Julien prend quelques photos de ce bel étal.
Les auvents se soulèvent et on respire mieux.
Je demande alors à Luka si l'instrument est à vendre.
J'aimerai bien m'en porter acquéreur,
ce à quoi, évidemment il me répondra que non...
Mais attendez la suite.
Je repose alors sur le bord de la table
ce qui me semble être une antique relique.
Luka devenant moins rétif nous apprend
qu'il n'a jamais ouvert la boîte auparavant.
Une légende Maure la rendrait tabou
scellant pour toujours ce qu'elle contient.
Pendant que nous discutons d'art et d'ébène,
je constate que le vent se lève peu à peu.
La cour des Maures s'emplit de poussière
et le sable vole en nous chatouillant les joues.
De minutes en minutes le vent se renforce.
Les flamboyants fleuris secoués de la sorte
voient leurs feuilles s'arracher une à une.
Les fils électriques sifflent et cinglent
et menacent maintenant de rompre.
Les marchands, dès lors, pris de panique
s'empressent de ranger leurs étalages.
Mains sur la tête, nous nous précipitons
contre un mur à l'abri des rafales.
Nous rejoignant dans la foulée, bras chargés
de ce qu'il a pu récupérer, Luka, abasourdi
ne peut qu'assister à la destruction de son étal
qui se disloque et s'envole en charpie.
Tout ne sera pas sauvé.
Ensuite tout va très vite et tout s'enchaîne.
Au plus fort de la tempête un tourbillon
se forme au milieu de la cour emportant
sables et feuilles dans de folles spirales.
Puis, nous voyons descendre du haut du ciel
le cône sinueux d'une drôle de tornade.
En effet elle s'enroule trop lentement
comme ralentie par une force inconnue.
Je relève ici un autre fait insolite.
Pendant ce temps la tempête alentour
se calme et l'air retombe doucement.
Mais devant nous persiste le tourbillon
qui n'en finit pas de toupiner sur place. 
Il règne à présent dans ce décor désolé
une atmosphère teintée de surnaturel.
La cour des Maures est jonchée de débris.
Des lambeaux de tissus, morceaux de bois,
coffrets éventrés et perles d'ébène
s'éparpillent un peu partout.
Ici une théière bosselée à moitié disloquée,
là une lampe à huile pleine de sable
et des tas de feuilles dans tous les coins.
Mais la pointe de cette illogique tornade,
venant toucher le sol à dix mètres de nous
s'immobilise juste au dessus de la relique
dont la tête sculptée émerge du sable.
Stupéfaits, médusés, nous voyons une main,
puis un bras chargé de bracelets d'or,
une babouche de prince, pointue et enroulée,
et enfin surgir du maelström un personnage
tout à fait improbable !
Turban en soie blanche croisé sur le front,
barbichette pointue, sourire aux lèvres
il s'ébroue et pose le pied par terre.
Dos au mur, impossible de bouger un doigt !
Nous sommes paralysés de stupeur, incapables
de réfléchir tant l'instant est invraisemblable !
Sans un mot, sans hésiter il saisit l'instrument
puis disparaît aussitôt dans le tourbillon...
S'en suit un silence pesant, incrédule,
un silence plein d'interrogations.
Peu après le ciel se dégage , du bleu apparaît,
et la tornade se désagrège faute de courant d'air.
Reprenant peu à peu ma respiration
je me pince pour voir si je n'ai pas rêvé.
Il ne s'agit plus là d'un fait singulier,
mais de pur enchantement et de magie !
Sur la placette tout le monde se lamente
et s'affaire aux réparations de fortune.
Nous aidons Luka tant que peut se faire
à rassembler ce qui reste de l'étal
et nous prenons congé sans traîner,
le prochain bac doit déjà être à quai.
Mais l'histoire n'est pas finie.
Voici le plus incroyable :
Passé le fleuve Sénégal et ses sauriens édentés
nous prenons le taxi-brousse pour Saint-Louis.
Une heure plus tard un van à demi vide
nous dépose à un croisement de routes où,
à l'ombre d'un baobab nous attendrons le suivant.
Il y a là une paillotte désaffectée, sans porte
entourée d'un muret de broussailles.
Et toujours cette chaleur qui nous terrasse.
Avec Julien nous bavardons de tout ça;
chacun sa théorie, chacun sa thèse.
Adossé au tronc d'un arbre éléphantesque,
buvant à petites gorgées le fond de ma gourde,
je me sens soudainement poussé en avant.
Quelque chose m'entraîne vers cette paillote.
Dans l'air flotte le parfum d'un souvenir,
une odeur capiteuse de cire et d'encens.
Je dois être encore sous le charme de Rosso,
de la cour des Maures et d'un génie de lampe.
Et ça m'inquiète autant que ça m'attire.
Passé l'enclos je m'aventure dans la case.
Le temps que mes yeux se fassent à l'obscurité
j'aperçois entre les fins fils de lumière
un vieux Sénégalais assis à même le sol
en tailleur sur un tapis de paille et de sable.
Se levant devant moi je me trouve face à un géant
qui me dévisage et me dépasse de deux têtes.
Chauve, joues creuses, sacoche en bandoulière, 
la main devant la bouche comme pour dire " chut ",
il ouvre sa besace et en sort une longue boîte
qu'il me donne sans un mot ni autre explication.
À cet instant je pense défaillir ! Stupeur !
je vois avec effroi ce même coffret d'ébène !
Mais le temps de relever les yeux, le vieillard
s'est évaporé dans l'ombre de la paillote.
Je reste sans voix, étourdi, incapable d'aviser
et titube presque en rejoignant Julien.
Quel ne fut pas son étonnement en me voyant
arriver, le légendaire coffret sous le bras !
Nous nous regardons interdits et perplexes
en proie aux pires fantasmes et divagations.
Avons nous rêvé ? Non.
Avons-nous été ensorcelés ? Qui sait ?
Sommes-nous entrés sans crier gare
dans une autre dimension, une autre réalité ?
Probablement.
Autant de questions qui resteront sans réponse ...
Et nous revoilà là assis au pied de ce baobab
à attendre notre taxi-brousse.
Un petit vent léger se met alors à souffler ...


Âme : plomb natif
Fer magnétique.

 

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