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Un vieux fleuriste dénommé Martin,
une fée magicienne et un arbre qui parle...
Apparition ou simple contre-jour ?

Fougère

Il était une fois, au fond des forêts immenses,
une clairière envahie de grandes fougères.
Dans ce havre de paix, loin de tout,
il y a un arbre, un frêne
un arbre qui parle, très grand et très vieux.
Ce frêne millénaire qui surplombe la sylve
se voit de loin pour peu qu'il fasse beau.
Les jours venteux, Martin, guidé de sa canne,
claudique cahin-caha, de chemins en sentiers,
pour aller l'écouter à la lisière de la prairie. 
Pour qui a l'oreille fine, l'entendre au soir
chuchoter dans les soupirs du zéphyr
et tantôt vociférer les jours de mistral,
est un rare moment d'émerveillement.
Au pied de l'arbre, tel une haie feuillue,
se dresse une jungle de hautes fougères.
C'est une barrière infranchissable.
Impossible d'avancer sans se perdre
dans un dédale fouillis de buissons touffus.
Martin le Perchois est un ancien botaniste,
fleuriste et grainetier à La Chaise-Dieu,
médiévale bourgade de Haute-Loire.
Dans sa serre poussent des jacinthes,
de celles qui enivrent, des capucines
et plusieurs variétés de fougères.
La légende veut que la fougère
ne donne pas de fleurs, c'est connu,
mais Martin aurait réussi une floraison
à partir d'un rhizome trouvé en forêt.
Martin est âgé, les cheveux blancs
en touffes décoiffées et fournies.
Mains fripées, front ridé, joues creuses,
il pose un regard oblique sur tout.
Les gens du bourg l'appellent le "Perché"
du fait de ses moments d'absence répétés.
Deux fois l'an, Martin monte sur la colline,
passe la combe et l'étang de Fangonnet,
puis s'enfonce dans la forêt sans fin,
seul à savoir où il va...
Arrivé devant le bosquet de fougères,
replié en deux, voûté sur sa canne,
Martin se fraye un chemin, à pas comptés.
Il sait où se trouve l'entrée du labyrinthe
qui mène au saint des saints…
À son habitude, arrivé au pied de l'arbre,
il s'assoit sur une racine, dos contre tronc
et ferme les yeux, les oreilles aux aguets.
Le froissement des fougères frémissant
au souffle des vents coulis, présage
le discours de l'arbre extraordinaire.
De quoi parlera-t-il aujourd'hui ?
De la terre devenue insipide ?
des principes qui régissent l'univers ?
ou de la vraie magie de la nature ?
Tout est quiétude, calme et sérénité.
Mais soudain, entendant quelqu'un tousser
derrière lui, il sursaute manquant la chute.
- Qui va là ? s'étrangle-t-il en se retournant.
Là, devant lui, debout dans la lumière
une jeune femme vêtue de blanc,
cheveux jusqu'aux pieds, bras ouverts.
- Je suis la fée de Fangonnet, dit-elle,
au village, on m'appelle "La fougère",
mais mon prénom est Anne.
Je suis de Saint-Éloy, tout près d'ici,
reprend-elle après un court silence.
Martin, sans voix, aidé de son bâton,
se redresse naturellement par politesse.
L'émerveillement se lit dans ses yeux.
- Ainsi vous connaissez ce frêne ?
dit elle en tapotant l'écorce de sa main.
- Oui, j'y viens depuis bien des lustres,
cela fait cinquante ans, peut-être plus.
Puis, levant la tête au ciel, il ajoute :
- Si le temps est venteux, je viens ici,
et j'y passe parfois l'entière journée.
La fougère, souriante, l'air amusé :
- Comment se fait-il que vous connaissiez
l'entrée et le parcours du labyrinthe ?
lui lance-t-elle, curieuse.
- Ah, pour cela j'ai un bâton magique…
- Un bâton ? lui demande-t-elle l'œil rond.
- Ma canne connaît l'itinéraire par cœur !
lui répond-il sur un ton enthousiaste,
et il y a toujours une fleur de fougère
qui indique l'entrée du passage.
Puis, reprenant plus gravement :  
- Mais mon grand âge ne me permet plus
de venir aussi souvent que je le voudrais,
bougonne-t-il en grimaçant.
- Comment cela ? dit-elle, toujours souriante.
- C'est souci de l'âge, mes jambes peinent
à marcher trop longtemps quand ça grimpe.
Puis, changeant tout à coup d'expression,
- Mais contre mauvaise fortune, bon cœur,
l'arbre me le rend bien, il me ressource,
achève-t-il joyeusement.
- L'avez vous déjà entendu parler ?
Lui demande-t-elle d'une voix susurrée.
- Ses enseignements sont pour moi
essentiels. Il sait tant et tant de choses
que la plupart d'entre nous seraient incapables
de comprendre et qui n'y verraient ici
que le vent qui secoue les branchages.
C'est pourquoi je viens toujours seul
et, au grand jamais, n'en parle à quiconque.
Puis, il reprend, en agitant sa canne :
- Cela a bouleversé mon âme, vous savez !
Depuis ce jour, je ne vois plus le monde
comme avant, je le vois tout autrement.
Et ce frêne est un grand bavard,
conclut-il sur une pointe d'humour.
À cet instant, Anne, levant le bras,
casse une branchette à portée de main
puis, la frotte du revers de sa manche.
La baguette se détord, s'ébroue, s'épointe
et se transforme devant Martin stupéfié.
- Prends ceci, dit-elle en lui tendant l'objet.
Martin, visiblement fébrile, sans un mot,
attrape l'instrument et l'œil humide,
l'observe d'un bout à l'autre.
Il y voit des fougères et des feuillages
engravés, le relief d'une corolle
mais quand Martin relève les yeux,
Anne a disparu...
Sur le chemin du retour, au fil de ses pas,
ses enjambées se feront moins lourdes,
sa hanche et son dos, moins sensibles
et son pas, plus sûr, se fera soutenu
jusqu'au seuil de sa petite échoppe.
Dorénavant, Martin s'en ira écouter
l'arbre qui parle aussi souvent
qu'il y aura du vent...

Âme, bourgeon de fougère.

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