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Dormir dans un arbre et rêver.
Écouter le vent qui agite les feuilles
et croquer matin la pomme reinette.
Un moment d'égarement, un conte de fées ...

Hic et alibi

L'arbre millénaire qui n'en finit pas de pousser
pointe sa cime bien au dessus des nuages.
Malgré les neiges et les saisons arides,
malgré la foudre qui brûle ses branches,
il déploie majestueusement ses bras de colosse.
C'est une tresse sans fin qui se noie dans le ciel,
un arbre magique comme vous vous en doutez.
Mais, peut-être le savez-vous,
il a la particularité de changer de nature,
de place et d'époque, ou de forme et de feuillage.
Une fois, il se cache dans la forêt immense,
une autre fois, s'enracine aux murs d'un vieux temple
ou encore s'entrevoit au dessus des stratus.
Mais toujours loin des villes et des routes.
Personne ne l'a vu, ni garde forestier, ni bûcheron,
seulement une poignée de poètes, visionnaires avisés,
mon vieil ami Joseph Jacobs et moi-même.
Quant aux quelques rares randonneurs égarés :
ils auront cru rêver en revenant au camp.
Qui finalement croirait pareille histoire ?
Mais l'arbre qui grandit inexorablement
s'enracine davantage à chaque escale.
Parfois trop longtemps ancré au même endroit.
C'est pourquoi aujourd'hui je vais y grimper !
Je m'appelle Ève, je suis la fée sylvestre.
Fée du Forèz ou Fée des forêts comme le disent
les villageois de Saint-Bonnet-le-Chastel.
Je viens de Saint-Vert dans la vallée du Doulon.
On me surnomme ainsi à cause de mon allure.
En effet, je vis pieds nus, aube blanche et jupons,
mes cheveux sont fleuris en toutes saisons.
Mais je n'ai point grand pouvoir, je me contente
de bouillonner le gui et fermenter le seigle.
Ainsi je tambouille des potions qui guérissent
et prépare des remèdes de bons samaritains.
Ma grand-mère "Fanefollette" m'a appris la façon.
À quelques pas de l'arbre, debout sur une racine
j'évalue l'ascension qui me paraît ardue.
C'est bel et bien un arbre de taille gigantesque
et non un haricot grimpant ...
Bien plus grand que le plus grand des séquoias,
il se dresse loin des hommes et des maisons.
Ses branches entrelacées comme des colimaçons
m'invitent, dans un chuchotement de feuilles,
à me hisser plus haut jusqu'au faîte embrumé.
Parvenue à mi hauteur, l'air devenant frais,
je ne vois plus le sol ni le moindre horizon.
Ce moment est enchanteur car, autour de moi,
les grandes branches à l'écorce en escalier
facilitent mes pas et me tendent la main.
Je remarque aussi dans les rides du bois
des petits éclats brillants, des reflets métalliques.
Ce sont, à regarder de près, des esquilles de plomb
comme des petites épines irisées de lumière.
Le vertige m'envahit alors, car en dessous de moi
je ne vois que la brume qui gomme mes traces.
Mon cœur bat à tout rompre, j'ai le pied incertain,
et le tournis me gagne, me forçant à m'arrêter.
À la fourche de trois routes branchues,
un champignon de bois en forme de coussin
me convie à prendre ici, la pause bienvenue.
Je peux enfin m'asseoir. Je respire.
Envahie d'un sentiment d'absolue plénitude,
je me sens aspirée dans une rêverie éveillée,
là où la réalité alentour fait douter de l'instant.
Le feuillage s'agite feuille contre feuille
fredonnant par ici et sifflotant par là.
Puis, dans le bruit du vent, j'entends une voix.
Une voix née du froissement des feuilles,
une voix qui me parle en langage feuillu.
- Prends une de mes branches, me dit-elle
dans les frissons du feuillage,
elle te sera utile tout au long de ta vie.
Je te sais bonne fée, poursuit-elle en soufflant,
je t'en fais l'héritière, la gardienne de l'arbre.
Sans aucune autre explication, la voix se tait,
laissant place aux courants d'air.
Puis, le silence s'installe vaporeux et léger,
révélant le chant des pinsons et le pic du pivert.
Maintenant, il me faut choisir une branche
parmi mille branches à portée de ma main.
Je prendrai celle ci, droite comme un i.
Redescendre me prendra douze jours !
Descente aux enfers et nuits édéniques !
En effet, pendant ce long et vertigineux retour,
des banquettes moussues et accueillantes
me servent de baldaquin à la belle étoile.
Tout autour de moi scintillent les picots de plomb.
Les épines parsemées, disposées çà et là,
reflètent le clair de lune comme un millier de miroirs,
créant ainsi dans la nuit une voûte étoilée.
Hier, un chat roux est venu me tenir compagnie.
Il s'est posé là cinq minutes puis s'en est allé.
C'est un arbre féerique : tantôt chêne liège,
tantôt pommier, tilleul par ici, olivier par là.
Noix et fruits mûrs aux multiples saveurs
me nourriront assez et même plus encore.
Ce sont douze jours à braver le vide
avec la peur au ventre du mauvais faux-pas.
Et je ne vois toujours pas le moindre horizon
ni les lointaines crêtes ni même à vingt mètres ...
Plus passent les jours et leurs nuits trop courtes,
plus mes jambes titubent à la moindre enjambée.
Je regarde inlassablement où je pose le pied,
je m'agrippe à l'écorce, je m'accroche aux nœuds
et finit toujours haletante aux haltes bienvenues.
L'heure est interminable quand vient la fatigue,
je me sens épuisée mais j'ai le cœur heureux.
Au fil de l'escalier aux mille marches d'écorce,
se produit un phénomène tout à fait singulier.
À chacune de mes pauses, petites somnolences,
j'observe la dite branche qui change d'aspect.
Elle se transforme, se creuse et s'engrave
chaque jour un peu plus, imperceptiblement,
comme sculptée par une main invisible.
Ce matin, elle s'habille de drageons et de limbes
incrustées de la sorte, noires et dorées.
Le lendemain à l'aube bleue, au chant du roitelet,
un anneau se découpe comme un collier de bois.
Le jour suivant se cisèlent l'une après l'autre
des lettres latines qui énoncent "hic.et.alibi"
qui veut dire "ici et ailleurs" et l'on sait pourquoi ...
Et ce, jusqu'au moment où l'instrument s'achève.
Un peu en contrebas, j'aperçois les premières racines,
l'abrupt est moins raide, je devine les pâtures
et je n'ai plus besoin de me tenir aux branches.
Douze jours d'égarement pour que la magie opère,
ces douze jours de réflexion et de lente initiation
me rendront en fin de compte plus fée que jamais.
J'ai appris là haut une chose essentielle :
Il faut toujours prêter une oreille attentive
au bruit du vent qui se frotte au feuillage.
Sait-on jamais ...
Arrivée devant ma porte, assis sur le palier,
un chat roux m'attend l'air de rien.

Âme : plomb
Fer magnétique.

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