Extrait du journal de bord de " l'Étoile de mer ".
Un caboteur sillonnant la Méditérranée,
un étrange passager et un accident de parcours ...
Malta
Lucie est batelière sur un petit caboteur
qui fait la navette entre le port de San Giljan
et l'île de Comino. Nous sommes à Malte
dans les années mille neuf cent.
Elle est brune aux yeux verts, pas très grande,
toujours vêtue d'une vieille veste d'officier
élimée jusqu'à la corde, rouge à gros boutons.
Son bateau surnommé " L'Étoile de mer "
se moque bien de la rouille et du noir de fumée.
Cet increvable rafiot rescapé d'une casse,
remis en service il n'y a pas deux ans,
sillonne la Méditérranée chaque jour
avec Lucie à la barre, Basile aux machines
et Corto l'ancien docker préposé aux fourneaux.
Aux beaux jours il y a foule sur l'embarcadère
mais quand s'en viennent les frimas de l'hiver,
elle lance dans le sillage ses filets et hameçons
pour vendre à la criée ses frétillants poissons.
Histoire de gagner quelques shillings de plus.
Septembre, les allers-retours se font rares,
Malte se dépeuple et les plages se vident.
Sur le pont le pull et le ciré sont de mise
tant il pleut, vente et gronde le tonnerre.
Le bateau qui tangue d'un bord à l'autre
coupe à travers vagues, cap au Nord.
C'est la dernière escale avant le printemps
un seul passager à prendre et à ramener
cette fois-ci non point à La Valette,
mais à Syracuse en Sicile.
À moins d'une journée de navigation.
Le rendez-vous est fixé à sept heures
au bout de la jetée qui mène au phare ...
Aux abords de la grande île la tempête faiblit,
la nuit s'insinue, les lanternes s'allument.
Passé l'entrée du petit port de Comino,
à la lumière jaunasse des réverbères,
Lucie vient accoster quai des Atlantes
juste en face de l'auberge du Temple.
L'enseigne émaillée en forme de croix malte
qui grince dans le vent juste sous le lampadaire
ajoute à la nuit tombée sa note sinistre.
Ce n'en est pas moins et c'est peu de le dire
le meilleur restaurant de l'île !
Au petit matin trois coups toqués au hublot
réveillent Lucie : il est sept heures.
L'homme qui se présente sur le quai
porte redingote, cartable et haut-de-forme
et semble impatient de monter à bord.
- C'est Monsieur Diggs dit-il en porte-voix.
C'est bien le bateau pour Syracuse ?
Aussitôt malles et bagages en cabine
la corne retentit et les voilà partis.
Le soleil présage une belle journée,
le caboteur prend son allure de croisière
et l'homme s'est retiré dans sa couchette.
Une traversée de routine en somme.
Pas tout à fait ...
À mi distance et trois heures plus tard
un léger brouillard apparaît à l'horizon.
Puis, au fur et à mesure il devient plus épais
jusqu'à ce qu'on ne puisse plus très bien
distinguer la côte Maltaise et ses récifs.
Au poste de commandement, Lucie étonnée
constate que la boussole est fichue.
L'aiguille une fois au Nord, une fois au Sud
se met à tournoyer devenue comme folle.
Prudente, elle réduit l'allure de moitié
et poursuit tantôt sa route sereine ...
Peu après Basile rejoint la cabine radio
les mains poissées de cambouis
quand tout à coup un énorme choc,
un monstre marin venu des abysses
heurte avec violence la coque par tribord.
Sur le gaillard-avant, Corto le Maltais
haletant et trempé dit avoir vu la créature
plonger et disparaître par le fond.
Une baleine ? un cachalot ? un épaulard ?
Nul ne sait, mais à regarder les dégâts
il faudra sans tarder mettre en cale sèche.
Jusque là très discret, l'unique passager,
monsieur Oscar Diggs accourt aussitôt
vociférant bras au ciel.
- Un léviathan ! c'est un léviathan !
Je l'ai vu par le hublot !
lance-t-il affolé aux matelots ébahis.
- Un léviathan ?
s'enquiert Lucie cramponnée au bastingage,
- Oui un monstre de l'antiquité !
Une de bête qui vient de la mythologie !
Cette chose hideuse n'aura de cesse
que de nous envoyer par le fond ...
Ajoute-t-il le sourcil en accent circonflexe.
Le moteur est en panne, hélice coincée ...
Plus de courant et plus de chauffage.
Basile dit qu'il ne pourra pas réparer,
que l'arbre est faussé, il n'y a pas de palan,
que la radio de bord est hors d'usage,
que bref : ils se retrouvent seuls au monde
perdus dans la brume au milieu de la mer.
Et s'en suivront trois longues journées
d'une attente interminable en plein dérive
sans que la vue ne porte plus loin que l'écume.
Chacun à son tour prendra le quart de nuit.
L'idée que le monstre revienne à la charge
fait se serrer les gorges et hante les esprits.
Dehors, la brouillasse s'épaissit encore,
c'est peine si l'on voit la proue de la poupe
et déjà la nuit s'infiltre jusque dans les os.
À la lumière vacillante des lampes à pétrole
tout en moulinant le café accoudée du comptoir
Lucie, sérieuse et inquiète, mène la discussion.
- Et ce fichu nuage qui traîne à s'en aller !
La nuit on pourrait se fier aux étoiles ...
Si seulement on les voyait ! renchérit-elle.
- Qui prend du café ?
Sur ces entre-faits Monsieur Diggs arrive
une mallette à la main, un livre dans l'autre.
- Cela va sans doute vous sembler curieux
lance-t-il à la ronde d'une voix pointue
mais je sais comment nous sortir de là !
À ces mot Lucie se tait et dévisage Oscar.
Puis il poursuit en parlant moins fort :
- Mais avant, voilà une petite démonstration
qui, je l'espère ne vous épouvantera pas.
Lucie, les yeux ronds, cafetière à la main
se rapproche de lui pour mieux l'entendre.
- Il se trouve que je suis né avec un don,
le don des mages, le don des enchanteurs.
Autour de la table les oreilles se tendent.
Ouvrant la mallette d'un geste mécanique
Oscar en retire une sorte d'épinette en bois.
- Ceci est une baguette magique ...
Surprenant n'est ce pas ? dit-t-il à Lucie
les yeux dans les yeux. Absurde ?
À ce moment de l'histoire, tout l'équipage
pense que l'homme divague.
Mais lorsqu'il brandit la baguette
au bout de ses longs doigts osseux,
un cognement sourd ébranle le navire !
On retient son souffle, on ne pipe mot !
Il y a du bruit dans la soute, ça grince
ça martèle et ça craque de partout !
Puis le silence retombe, oppressant ...
- Preuve en est ! déclare-t-il satisfait.
Sur ce, l'électricité revient
et le moteur démarre ...
- Veuillez m'excuser je dois vous laisser
dit-il en remontant vers les couchettes.
Sur le pont, le brouillard a disparu
le ciel est limpide et on voit les étoiles ...
Le navire file sans personne à la barre
contournant brisants et hauts-fonds
comme s'il connaissait le chemin.
Au loin l'aube qui se lève sur l'Etna
offre un spectacle grandiose et bienvenu.
Arrivés à Syracuse, pieds à terre,
Lucie ne sait comment aborder Oscar.
" L'Étoile de mer " est comme neuve,
safran redressé, coque réparée
et le souvenir d'une expérience insolite
restera à jamais ancré dans sa mémoire ...
Au moment de partir, Oscar l'air soucieux
lui tendra la précieuse baguette.
- Tenez pour le chemin du retour
elle vous évitera les mauvaises rencontres.
prenez la !
Puis, la tirant à l'écart par le pli de sa veste
il lui apprendra les premiers rudiments.
Nul ne sait ce qu'ils se sont murmurés
mais à la fin de l'entrevue, à nouveau réunis
il leur dit en saluant comme un pianiste :
- Je suis Oscar Diggs pour vous servir ;
plus connu sous le nom du magicien d'Oz ...
À ces mots enjoués, il grimpe dans un fiacre
et disparaît à l'angle de la rue.
" L'Étoile de mer " arrivera à bon port
sans encombres et sans abominations.
Mais chose curieuse, depuis cette histoire
la boussole n'a toujours pas retrouvé le Nord.
Âme : Aigue-marine
Fers magnétiques opposés.