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Les grandes brocantes d'été attirent toujours les foules,
Tout se vend, tout s'achète, chaque fois la bonne affaire !
Chacun a son coin de trottoir, sa place numérotée
dans l'ambiance joyeuse des petits marchandages ...
Mais il se passe quelque chose d'étrange au numéro 114 ...

Le bourgeon

Nous voilà dans le passé il y a quelques temps à peine.
La brocante bat son plein sur la  grand-place.
C'est l'été, le temps est au beau fixe,
l'air frais se tient à l'ombre des platanes
et les nuages jouent avec la lumière.
De ce côté-ci, on entend le pinson et de ce côté-là
la mésange charbonnière bavarder à tue-tête.
Frère Clément de la confrérie des gnômes
aime à déambuler dans les allées et les ruelles
à la recherche d'une je ne sais quelle trouvaille.
Râblé, le visage carré encadré de rouflaquettes,
il claudique en marchant, jambe raide et pied droit.
Loin de la cohue qui s'agite en centre bourg,
il traîne, flâne indolent, l'œil en coin et les bras ballants.
Vêtu d'un manteau de lin et d'un bonnet gris,
poussé par l'intuition, Clément remonte la rue Colibri
et aborde serein la place de la fontaine oblique.
Grand voyageur du temps, astrologue averti,
archiviste préposé aux instruments magiques
il aime visiter toutes les foires et brocantes.
Fureter en fin connaisseur, fouiller et farfouiller.
Pour clément, les brocantes sont sa grande joie.
Il n'est pas rare qu'il rentre chez lui à la nuit tombée
avec une antique et rarissime breloque sous le coude.
Dans la rumeur des gens qui se croisent à grand voix
s'alignent les étals, comptoirs de briques et de bricoles.
Surtout de bric et de broc !
On se croirait presque dans un dessin de Hergé,
dans "le secret de la licorne" pour être juste.
Ici la réplique d'une goélette corsaire
empoussiérée de la misaine à l'artimon,
là, une roue de charrette, un carillon de cuivre
et ici encore des vieux livres qui sentent le grenier.
Comptoirs, buvettes et devantures se suivent 
avec leurs numéros de place tracés à la craie blanche,
au badigeon ou à la chaux aux abords des chemins.
Le 1 commence en haut du bourg et finit
au 273 aux confins d'une impasse oubliée.
Au 113, il y a l'échoppe d'un herboriste,
au 114, celle d'un marchand, camelot de passage.
"- Voilà une halte bienvenue pour reprendre son souffle,
se dit-il en s'épongeant le front du dos de main.
Devant l'empilement des malles étiquetées,
Clément qui a l'œil vif entrevoit dans un profond cageot 
une croix de bois finement ouvragée, longue d'un coude.
Bois de veine, bois d'ébène avec un Christ en vieil argent.
Ce crucifix irait bien chez moi, pense-t-il en relevant la tête.
"- Y'a quelqu'un ?" demande-t-il à la ronde.
Le silence qui se mélange au brouhaha lointain
laisse douter de la présence du maître des lieux.
Mais, à l'ombre des caisses et des boîtes de rangement
émerge la boutiquière ébouriffée, affalée tête en l'air
sur un vieux transat élimé blanc et bleu.
Attifée d'une robe de velours vert bouteille
elle semble parler toute seule à grands gestes éparpillés.
Puis s'arrête un instant, les bras au ciel, les yeux écarquillés,
et reprend tout bonnement sa lecture comme de rien.
Clément demande alors son prix à l'étrange brocanteuse
qui d'un bond et trois pas se retrouve face à lui.
L'escarcelle est trop maigre et la somme rondelette...
L'affaire ne se conclura pas, mais dans le cageot,
sous les parapluies, les cannes et les autres croix, 
un long coffre de bois à moitié disloqué
attire l'œil du maître et retient son attention.
En effet, par la fente du bois on voit des coccinelles
qui entrent et sortent et vont leur chemin.
Le prenant dans ses mains et l'époussetant de la manche
on entent clairement toquer et "cloqueter" à l'intérieur.
"- Qu'y a t-il dans ce vieux coffre ?"
demande-t-il spontanément en agitant le cadenas.
Puis, en le posant sur le coin d'une malle,
la patronne, d'un geste insistant lui tend une clef.
"- Des baguettes magiques cassées", répond-elle
en se rapprochant de lui jusqu'à le toucher.
"- Si elles vous intéressent elles sont à vous pour dix sous.
- Savez vous d'où elles viennent ?" demande Clément
paraissant désintéressé, comme de coutume.
Lili la brocanteuse, habituée à faire l'article
raconte qu'elles lui ont été données
il y a fort longtemps par un ami bouquinier
qui les tenait de son arrière grand-père Angus,
à l'époque assistant du fameux Nostradamus.
"- Il s'en servait paraît-il pour enchanter les fenêtres",
dit-t-elle comme on dévoile un secret, à mi voix.
Il voyait ainsi à travers la vitre de son atelier
non point ce qu'il devrait logiquement y voir
mais l'image du passé autant que celle du futur.
Mais rien n'est plus sûr...
Sur ce Clément, empoignant la dite clef,
d'un geste précieux fait jouer le crochet.
Un seul tour de clef pour déloger la rouille
et voilà la targette qui cède et la serrure qui casse !
D'un coup, le loquet saute, les planches se déboîtent,
se décollent du couvercle, glissent et basculent !
Patatras !
Tout se disloque dans un roulement de tambour
et tombe sur le ciment en soulevant la poussière
pendant que les coccinelles s'envolent affolées.
Après les avoir ramassées et rassemblées
Lili la brocanteuse énumère sur un ton
pour le coup un peu désenchanté :
"- Alors : une baguette cassée", dit-elle
en brandissant un vague bout de bois.
"- Une autre, rafistolée au chatterton,
surnommée "Morticia", poursuit-elle
en mimant une fée maladroite.
- Celle-ci encore, fendue sur le côté,
c'est "Le bourgeon", souffle-t-elle 
en changeant et en baissant sa voix.
-  C'est celle là même que possédait le maître..."
Puis, reprenant sa voix normale :
"- Et trois branches mortes !"
conclut-elle en tirant sur sa robe.
Clément fouille alors dans son aumônière
et en sort une pièce de cinq.
"- Je n'ai que ça", dit-il d'une voix désolée.
"- Marché conclu ! Mais vous emportez les planches",
réplique-t-elle en empochant la monnaie.
Lorsque Clément revient à Monastéria,
son manoir perché aux portes du bourg,
il chausse ses binocles et les examine une à une.
Deux peuvent être restaurées sans trop de dégâts
tandis que la fissurée restera telle quelle, se dit-il.
Puis, il repense à Lili, la curieuse brocanteuse
et revoit sa boutique avec force détails.
Il se souvient d'un fouillis de boîtes, de vitrines,
de chaises paillées, d'un vieux ventilateur,
d'un porte-manteau coiffé de chapeaux.
Et cette robe vert-bouteille en velours côtelé,
si chatoyante, si élégante, si différente des autres
et si... incongrue surtout à cette époque !
Des timbales d'étain sur un guéridon, revoit-il encore.
Mais, quelques breloques, à y repenser,
lui semblent pour le moins anachroniques. En effet,
en ces années là, le chatterton n'existe pas encore
les parapluies non plus, les ventilateurs moins encore.
Clément interloqué redescend aussitôt au village 
claudiquant de plus belle dans la rue en pente.
Espérant y faire d'autres trouvailles étonnantes,
il arrive enfin devant l'emplacement 114...
C'est un vendeur de couteaux de Thiers et Laguiole
qui siège en lieu et place de Lili la brocanteuse !
Clément, yeux écarquillés, abasourdi s'interroge.
"- Vous venez d'arriver je suppose ?" demande-t-il
au gaillard posté à l'entrée, poings sur les hanches.
En évaluant à nouveau le numéro d'emplacement
peint en blanc sur le trottoir, Clément défaille.
L'homme au tablier de cuir et à l'accent Toulousain
lui dira le plus naturellement du monde
qu'il est arrivé ce matin à six heures ...


Âme :  Coccinelle
Fer magnétique.

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